Les « gilets jaunes » : révélateur fluorescent des fractures françaises
Qui soutient le mouvement des « gilets jaunes » ? Quelles sont les bases politiques, sociologiques et territoriales d’un mouvement dont la mobilisation contre les 80 km/h sur les routes secondaires semble avoir été le signe avant-coureur ? Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach dessinent pour la Fondation la France des gilets jaunes, qui se considère comme perdante. En filigrane, ils nous montrent que, pour réussir collectivement la transition énergétique, il s’agira de proposer à cette France-là des alternatives ou des compensations, et non d’abandonner ses habitants à leur sort.
I - La mobilisation contre les 80 km/h : un signe avant-coureur du mouvement des « gilets jaunes »
Dès qu’a été annoncé le projet d’abaisser de 90 km/h à 80 km/h la vitesse maximale sur les routes secondaires, cette mesure a suscité un fort rejet. En janvier 2018, un premier sondage[1] indiquait que 71 % des Français y étaient opposés, près d’une personne sur deux y étant totalement opposée (46 %). Assez logiquement, l’hostilité était la plus vive dans les zones rurales dont 78 % des habitants s’y opposaient (dont 53 % de tout à fait opposés) contre 58 % parmi les habitants de l’agglomération parisienne. En dépit de la succession de nombreuses annonces de réformes et d’un agenda gouvernemental chargé, cette mesure a profondément marqué les esprits. Ainsi, en février 2018, pas moins de 74 % des Français avaient évoqué ce sujet avec leurs proches, ce thème se plaçant en deuxième position des conversations de nos concitoyens, telles que mesurées mensuellement dans le cadre du tableau de bord politique Ifop-Fiducial pour Paris-Match. Ce thème a même gravi la première marche du podium, avec 72 % des Français en ayant parlé avec leurs proches en juillet 2018 au moment de l’entrée en vigueur de cette mesure.
Hormis ce large écho mesuré au travers des enquêtes d’opinion, la forte sensibilité d’une bonne partie de la population s’est également traduite par des mobilisations lancées à l’initiative d’associations comme 40 millions d’automobilistes ou la Fédération française des motards en colère (FFMC), qui, à elle seule, a mené à plus de deux cent cinquante actions sur le territoire durant les mois précédant l’entrée en vigueur de cette mesure. Rien que le week-end des 14 et 15 avril 2018, près de trente rassemblements ont été organisés en région parisienne et en province par différents collectifs et associations. Cette mobilisation contre les 80 km/h a constitué un signe avant-coureur de l’exaspération des conducteurs qui s’est exprimée avec plus de force quelques mois plus tard. Mais cette mobilisation a également fait office de galop d’essai avant le mouvement des « gilets jaunes ». On retrouve en effet certains acteurs dans les deux mouvements, ainsi que des répertoires d’actions communs et les mêmes types de critiques et d’arguments. Ainsi, les collectifs et les associations qui se sont mobilisés à l’époque ont repris du service contre la hausse des taxes sur le carburant. Les rassemblements contre les 80 km/h se sont par ailleurs déroulés de manière décentralisée dans toutes les régions françaises, préfigurant la diffusion sur tout le territoire de nombreux points de blocage des « gilets jaunes ». Enfin, le ras-le-bol fiscal des conducteurs était déjà au cœur de cette mobilisation, comme en témoignent ces slogans aperçus dans la manifestation des motards à Paris le 30 juin : « Non à la sécurité rentière », « État bandit », « Halte au racket, Manu » ou bien encore « Édouard aux besoins d’argent[2] ».